A l’occasion des remises des Nobel 2017, et notamment à celle du Nobel de la Paix décerné cette année à l’ICAN, Setsuko THURLOW, hibakusha et très active dans la lutte pour la fin des armes nucléaires, a été celle qui a reçu le prix pour l’ONGI, prononçant un discours émouvant.
Setsuko THURLOW, née NAKAMURA, a aujourd’hui 85 ans. Née à Hiroshima, elle avait 13 ans lorsque Little Boy frappa sa ville de plein fouet dévastant tout sur son passage. La jeune fille se trouve alors à 1,8 km de l’hypocentre. Si elle survit, la bombe tue plusieurs membres de sa famille et de nombreux amis. Dans les années 1950, elle s’installe au Canada où elle rencontre Jim THURLOW qu’elle épouse par la suite. C’est ensuite qu’elle retourne au Japon, avec son époux, et qu’elle s’engage activement dans la lutte contre les armes nucléaires. Ainsi, lorsque l’ICAN (International Campaign to Abolish Nuclear Weapons), regroupant plusieurs ONG dédiés à cette cause dans tous les pays du monde, est fondé en 2007, Setsuko THURLOW rejoint l’ONGI en tant qu’ambassadrice. Des décennies après les traumatismes d’Hiroshima et de Nagasaki, Setsuko THURLOW prononce plusieurs discours marquants à l’ONU, le dernier en date du mois de mars 2017, et parlant au nom des hibakusha : « Ceux d’entre nous qui ont survécu sont convaincus qu’aucun être humain ne devrait avoir à subir l’inhumanité et la souffrance indescriptible des armes nucléaires. ». Quelques mois plus tard, le 7 juillet 2017, 122 pays approuvent le Traité d’interdiction des armes nucléaires, dans un contexte géopolitique tendu au regard de la Corée du Nord. Toutefois, les pays détenteurs de l’arme nucléaire, et notamment les cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, mais aussi le Japon, protégé par le parapluie nucléaire américain, sont les grands absents. L’attribution du Prix Nobel de la Paix à un organisme tel que l’ICAN, 8 ans après que l’ancien Président américain Barack OBAMA ait reçu le Nobel de la Paix pour « ses efforts en faveur de la paix dans le monde » et pour ses appels à un monde sans armes nucléaires, est donc une excellente nouvelle et une grande avancée pour cette cause, bien qu’au final la portée réelle de ce prix ne sera peut-être que symbolique. Elle récompense néanmoins des décennies de lutte des hibakusha pour se faire entendre, ainsi de nombreux survivants étaient venus du Japon pour la cérémonie à Oslo, Norvège. Si Setsuko THURLOW a reçu le prix au nom de l’ONGI, elle était venue récupérer le Nobel en compagnie de la directrice de l’ICAN, Beatrice FIHN, qui a elle aussi prononcé quelques mots, très critiques à l’égard des puissances nucléaires dont la France : « Que les Etats-Unis choisissent la liberté à la peur. Que la Russie choisisse le désarmement à la destruction. Que la Grande-Bretagne choisisse l’état de droit à l’oppression. Que la France choisisse les droits de l’Homme à la terreur. Que la Chine choisisse la raison à l’irrationalité. Que l’Inde choisisse la raison à l’insensé. Que le Pakistan choisisse la logique à l’Armageddon. Qu’Israël choisisse le bon sens à l’éradication. Que la Corée du Nord choisisse la sagesse à la ruine. ». Appelant d’autres nations à ratifier le traité, elle ajoute à la fin de son discours : « La fin est inévitable. Mais cette fin sera-t-elle celle des armes nucléaires ou notre fin ? Nous devons choisir. ».
Voici la cérémonie du Prix Nobel de la Paix en vidéo, et dont le discours de Setsuko THURLOW (à partir d’1h04m07s) a été traduit par nos soins en français depuis l’anglais, en fin d’article :
La cérémonie de remise de prix avait eu lieu le 10 décembre à Oslo. Signe que les mentalités ne sont pas prêtes de changer, trois des plus grandes puissances nucléaires, les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont montré leur désaccord avec la cause de l’ICAN et le choix du prix Nobel de la Paix, n’ayant pas envoyé leurs ambassadeurs mais des diplomates de second rang.
Voici la traduction du discours de Setsuko THURLOW depuis le discours original mis en ligne sur le site du Prix Nobel :
« Vos Majestés,
Distingués membres du comité Nobel en Norvège,
Chers compagnons militants, ici ou à travers le monde,
Mesdames et Messieurs,
C’est un grand privilège que d’accepter ce prix, avec Beatrice, au nom de tous les remarquables êtres humains qui composent le mouvement ICAN. Chacun d’entre vous m’a donné l’immense espoir que nous pouvons – et pourrons—amener la fin de l’ère des armes nucléaires. Je parle en tant que membre de la famille des hibakusha – ceux d’entre nous qui par miracle ont survécu aux bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Depuis plus de 70 ans, nous oeuvrons à l’abolition totale des armes nucléaires. Nous avons été solidaires avec ceux qui subissent des préjudices à cause de la production et des tests de ces horribles armes à travers le monde. Des personnes venant de lieux dont le nom a été oublié depuis longtemps comme Moruroa, Ekker, Semipalatinsk, Maralinga, Bikini. Des personnes dont les terres et les mers ont été irradiées, dont les corps ont servi d’expérience et dont la culture a été perturbée pour toujours. Nous n’étions pas heureux d’être des victimes. Nous refusions d’attendre une fin ardente ou un lent empoisonnement de notre monde. Nous refusions de rester assis dans la terreur pendant que les prétendues grandes puissances nous ont mené par le passé vers le crépuscule nucléaire et nous amènent imprudemment vers l’hiver nucléaire. Nous nous sommes levés. Nous avons partagé nos récits de survivants. Nous avons dit : l’humanité et les armes nucléaires ne peuvent coexister. Aujourd’hui je veux que vous sentiez dans ce hall la présence de tous ceux qui ont perdu la vie à Hiroshima et Nagasaki. Je veux que vous sentiez, au-dessus et autour de vous, un grand nuage d’un quart de million d’âmes. Chacune d’entre elles avait un nom. Chacune d’entre elles était aimée par quelqu’un. Assurons-nous que leur mort ne soit pas vaine.
J’avais seulement 13 ans lorsque les Etats-Unis ont laché la première bombe atomique sur ma ville d’Hiroshima. Je me rappelle encore vivement de ce matin-là. A 8h15, j’ai vu un flash bleuté aveuglant depuis la fenêtre. Je me souviens avoir eu la sensation de flotter dans les airs. Quand j’ai repris conscience dans le silence et dans l’obscurité, je me suis retrouvée clouée au sol par le bâtiment qui s’était effondré. J’ai commencé à entendre les cris de mes camarades de classe affaiblis : « Maman, aide-moi. Dieu, aide-moi. » Puis, tout d’un coup, j’ai senti des mains toucher mon épaule gauche et j’ai entendu un homme dire : « N’abandonne pas ! Continue à te frayer un chemin ! J’essaie de te libérer. Tu vois la lumière à travers cette ouverture ? Rampe vers elle aussi vite que tu le peux. ». Quand je suis sortie, les ruines étaient en feu. La plupart de mes camarades de classe dans ce bâtiment étaient brûlés vifs. J’ai vu tout autour de moi une totale et inimaginable dévastation. Procession de figures fantomatiques traînant des pieds. Des personnes aux blessures grotesques, qui saignaient, étaient brûlés, noircis et enflés. Des parties de leur corps manquaient. La chair et la peau pendant de leurs os. Certains avaient leurs globes oculaires qui pendaient dans leurs mains. Certains avaient leur ventre grand ouvert, les intestins pendant en dehors. L’infecte odeur de chair humaine brûlée emplissait l’air. Ainsi, avec une bombe, ma ville bien aimée a été anéantie. La plupart de ses habitants étaient des civils qui ont été incinérés, évaporés, carbonisés – parmi eux, des membres de ma propre famille et 315 de mes camarades d’école. Dans les semaines, mois et années qui ont suivi, des milliers d’autres allaient mourir, la plupart de façon aléatoire et mystérieuse en raison des effets à retardement des radiations. Encore de nos jours, les radiations tuent les survivants. Quand je me souviens d’Hiroshima, la première image qui me vient à l’esprit est mon neveu de 4 ans, Eiji – son petit corps transformé en morceau de chair fondue méconnaissable. Il ne cessait de supplier avec sa voix affaiblie pour avoir de l’eau jusqu’à ce que la mort le délivre de son agonie. Pour moi, il est devenu le symbole de tous les enfants innocents du monde, menacés comme ils le sont en ce moment même pas les armes nucléaires. Chaque seconde de chaque jour les armes nucléaires mettent en danger tous ceux que nous aimons et tout ce qui nous est cher. Nous ne devons plus tolérer cette folie plus longtemps. A travers notre agonie et notre simple lutte pour survivre – et notre reconstruction depuis les cendres – nous, hibakusha, sommes devenus convaincus que nous devions mettre en garde le monde sur ces armes apocalyptiques. A de nombreuses reprises, nous avons partagé nos témoignages. Mais, certains refusent toujours de considérer Hiroshima et Nagasaki comme des atrocités – comme des crimes de guerre. Ils acceptent la propagande selon laquelle c’étaient de « bonnes bombes » qui ont mis fin à une « guerre juste ». C’est ce mythe qui a mené à cette désastreuse course aux armes nucléaires – une course qui continue de nos jours. Neuf nations persistent à menacer des villes entières d’incinération, de détruire la vie sur terre, de rendre notre belle planète inhabitable pour les générations futures. Le développement des armes nucléaires ne signifie pas l’élévation d’un pays vers la grandeur, mais sa descente vers les profondeurs les plus obscures de la dépravation. Ces armes ne sont pas un mal nécessaire : elles sont le mal ultime. Le 7 juillet de cette année, j’ai été submergée de joie lorsque la grande majorité des pays du monde a voté l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires. Ayant été témoin du pire de l’humanité, j’ai été témoin ce jour-là du meilleur de celle-ci. Nous, hibakusha, avions attendu cette interdiction depuis 72 ans. Pourvu que ce soit le début de la fin des armes nucléaires. Tous les leaders responsables signeront ce traité. Et l’Histoire jugera sévèrement ceux qui le rejettent. Leurs théories abstraites ne masqueront plus la réalité génocidaire de leurs pratiques. La « dissuasion » ne sera plus considérée comme autre chose qu’une dissuasion de désarmement. Nous ne devons plus vivre sous un nuage (en référence du champgnon atomique, ndlr) de peur. Aux responsables des nations dotées d’armes nucléaires – et à leurs complices protégés par le « parapluie nucléaire » – je leur dis ceci : entendez nos témoignages. Prenez en compte notre avertissement. Et sachez que vos actions ont des conséquences. Chacun d’entre vous fait partie intégrante d’un système de violence qui met en danger l’humanité. Soyons tous vigilants à la banalité du mal. A tous les présidents et premiers ministres de chaque nation du monde, je vous en supplie : ratifiez le traité ; éradiquez pour toujours la menace d’un anéantissement nucléaire. Quand j’avais 13 ans, coincée sous les décombres fumants, j’ai continué à me frayer un chemin. J’ai continué à avancer vers la lumière. Et j’ai survécu. Notre lumière est désormais le traité d’interdiction. A vous tous dans ce hall et à tous ceux qui m’entendent à travers le monde, je répète ces mots que j’ai entendu et qui m’appelaient dans les ruines d’Hiroshima : « N’abandonne pas ! Continue à pousser ! Tu vois la lumière ? Rampe vers elle. ». Ce soir, alors que nous défilerons dans les rues d’Oslo avec des torches, laissez-nous nous suivre les uns les autres hors des noirceurs de la terreur nucléaire. Peu importe les obstacles que nous affronterons, nous continuerons à avancer et à nous frayer un chemin et nous continuerons à partager cette lumière avec d’autres. C’est notre passion et notre engagement pour que notre précieuse et unique planète survive. ».
Sources : Mainichi Shimbun, ICAN, site officiel Prix Nobel.
Photo : Setsuko Thurlow et Beatrice Fihn lors de la remise du prix Nobel de la Paix ce 10 décembre 2017. Via Mainichi Shimbun ©Berit Roald/ NTB scanpix via AP