Lorsqu’il mit les pieds au Japon pour la première fois, le réalisateur Josef Von STERNBERG s’était promis de revenir pour y tourner un film avec un « sujet convenable ». Le réalisateur, déjà renommé pour l’ensemble de sa filmographie (« L’Ange bleu » 1930) était fasciné par ce pays dès la première visite en 1936 mais il faudra quinze ans pour que cette promesse voit le jour. Car il y a eu la Seconde guerre mondiale entre temps, mais c’est à la fin de celle-ci et grâce à elle que le réalisateur trouve le « sujet convenable » de son film !
En 1951, le journal New York Times publie un court article racontant la découverte d’un groupe de Japonais vivant reclus sur l’ile d’Anatahan, située dans les îles Marianne du Nord près de Guam, incapables de croire en la capitulation du Japon. Le groupe, initialement composé d’une trentaine de personnes, que des hommes, des soldats, ont échoué sur une île en 1945. Cette île était alors seulement habitée par un homme et une femme, mariés. Jusqu’à leur extraction en 1951, il leur a tous été impossible d’envisager que le Japon ait pu se rendre ! Mais surtout, à leur retour au Japon ils ne sont plus que 20 ! On apprendra plus tard que le mari de la femme est décédé en 1946 et qu’à la suite de ce décès, deux hommes sont morts pour obtenir les faveurs de la femme. Les dix autres seraient morts dans d’autres circonstances ou d’une mort naturelle. C’est ce fait divers qui inspira à Josef Von STERNBERG le film « Anatahan ». Pour adapter au mieux le récit, le réalisateur s’appuya du livre d’un des survivants, Michiyo MARUYAMA (qui réécrira un autre livre en 1952 avec un autre survivant, Shukichi TANAKA).
extrait d’« Anatahan », via Capricci.
Synopsis officiel : Un groupe de pêcheurs et soldats japonais échoue en 1944 sur l’Île d’Anatahan, qu’ils trouvent déserte à l’exception d’un couple. Ignorant la défaite du Japon puis refusant d’y croire, attendant l’arrivée d’un ennemi qui n’existe plus, ils en viennent à se faire la guerre entre eux pour la possession de l’unique femme à leur portée : Keiko, surnommée la Reine des Abeilles.
Le rêve de tourner un film au Japon s’est donc concrétisé entre août 1952 et juillet 1953. Outre le choix du scénario, Josef Von STERNBERG a pris soin de s’impliquer à tous les niveaux de la production, que ce soit dans le scénario, la réalisation, ou dans le choix des décors pour lesquels STERNBERG étudia les coutumes japonaises. Et dans le casting aussi, choisissant des acteurs inconnus voire inexpérimentés en atteste Akemi NEGISHI, à l’époque 18 ans et découverte comme danseuse de revue. Si le film a bien été tourné au Japon avec des acteurs japonais, ce n’est pourtant pas dans un décor naturel qu’Anatahan a été réalisé ! Le tout a été filmé en intérieur dans un studio à Kyôto – pour mieux souligner cette parenthèse artificielle sur l’île ? Malheureusement, à sa sortie en salles , le film n’a pas fait l’unanimité ni au Japon ni aux Etats-Unis. Le réalisateur a été accusé de porter un regard occidental et au Japon, peut-être le sujet était-il trop récent ? Le fait divers était considéré comme un épisode honteux. Mal apprécié, « Anatahan » était cependant considéré par le réalisateur comme son plus beau film, celui réalisé sans aucune contrainte et surtout loin des codes d’Hollywood ! Il en fait cependant un nouveau montage en 1958 avec notamment une fin de film modifiée.
C’est cette version d’« Anatahan », remasterisée, qui est diffusé depuis le 5 septembre dans certaines salles de cinéma à Paris et en Province.
Yuuki K :
Etrange et fascinante histoire que celle des stagglers, ces soldats japonais refusant la défaite. Il y a eu beaucoup de témoignages similaires jusque dans les années 70, mais celle-ci est encore plus incroyable car elle implique une femme autour de laquelle ont gravité des dizaines d’hommes au point de s’entretuer. Si des survivants ont rapidement raconté leur histoire sur l’île, l’épisode d’Anatahan est devenue un mythe au point que la véritable Keiko, Kazuko HIGA, a désespérément tenté de rétablir sa vérité dans les médias à la même époque. Après tout, en six ans, près de la moitié des habitants sont morts, certains dans des circonstances non éclaircies. Josef Von STERNBERG s’empare d’une histoire vécue par des Japonais pour mieux étudier la nature humaine. Plutôt que de considérer une défaite, le retour à la civilisation et à leur vie de famille, les rescapés préfèrent poursuivre une guerre, qu’ils s’infligent eux-même en n’hésitant pas à commettre le pire pour les beaux yeux de la seule femme sur Terre, Keiko. S’il s’agit bel et bien d’un film de cinéma, « Anatahan » pourrait être perçu comme un film documentaire. Il y a en effet un narrateur qui commente toute l’action du film, narrateur qui est Josef Von STERNBERG lui-même, et aucun dialogue des personnages, en japonais, n’est traduit. Le spectateur du film peut alors sentir une distance entre le film, fiction et lui, la réalité, devenant l’observateur d’une déchéance humaine. Film peu connu, l’édition remasterisée permet de (re)découvrir non seulement un chef d’oeuvre d’un réalisateur très connu mais aussi un morceau de l’histoire contemporaine du Japon. Et si « Anatahan » avait été peu apprécié à sa sortie, le mythe, lui, demeure et fascine encore. Signe que les Japonais ont dû digérer un épisode jugé honteux ? Des décennies après le film de Josef Von STERNBERG, deux auteurs japonais se sont emparés à leur tour de ce récit: Kaoru OHNO en 1998 avec « Zekkai Misshitsu » (« Cage on the Sea », jamais traduit en français) et Natsuo KIRINO avec « Tokyo-jimai » en 2008 ( « L’île de Tokyo » paru chez Seuil en 2013) .
extrait d’« Anatahan », via Capricci.
Photo : extrait d’« Anatahan », via Capricci.