De la lente installation du #MeToo vers une révolution des femmes ?

Le 29 mai 2017, bien avant l’apparition du #MeToo, Shiori ITO brisait un tabou en dénonçant le viol dont elle avait été victime et l’inertie de la justice face à celui qu’elle désigne comme son violeur. Aujourd’hui, elle se bat aux côtés d’autres femmes pour que la situation à l’égard des victimes de violences sexuelles puisse s’améliorer.

Le Me Too peine à s’installer

L’émergence du #MeToo a-t-il eu un véritable impact au Japon ? C’est surtout en 2018 que les femmes japonaises se sont fait entendre après qu’une journaliste anonyme ait osé dénoncer le harcèlement sexuel qu’elle, et d’autres femmes journalistes, subissait de la part d’un haut-fonctionnaire japonais. Au même moment, las que leurs propos ne soient pas entendus, ou pire encore critiqués par leurs compatriotes, Shiori ITO et Monica FUKUHARA lancent We Too Japan afin de rendre le mouvement plus inclusif et collectif, collant plus à l’image de la société japonaise. Pour autant, deux ans après que Shiori ITO ait dénoncé publiquement son violeur et que l’affaire ait retenti à travers le monde, et un an après le lancement du #WeToo, la situation a-t-elle changé au Japon ? Pas vraiment. Alors que le mouvement Open The Black Box est lancé le 10 avril 2019 à Tôkyô, le lendemain, seules quelques centaines de femmes manifestent pour protester contre deux décisions de justice récentes sur des affaires de viol. La première concerne le viol à deux reprises par un père sur sa fille de 19 ans. La deuxième concerne quant à elle les viols répétés d’une jeune fille par son père, depuis ses 13 ans et pendant 7 ans. Si le juge reconnaissait les viols dans les deux cas, les présumés coupables n’ont pas été condamnés. La raison était que si les viols étaient reconnus, il n’était pas possible de prouver dans les deux affaires que les victimes aient réellement voulu se défendre, car la loi japonaise ne punit pas les agressions sexuelles, même lorsqu’elles sont avérées, sauf lorsqu’il est prouvé que les victimes étaient dans l’incapacité de se défendre ou de résister à leur agresseur. C’est alors ce qui semble le plus révélateur dans la difficulté qu’ont toutes ces femmes à obtenir justice.

Le témoignage glaçant  d’une victime anonyme mais banal pour les Japonais

Nous rencontrons dans un lieu discret une femme âgée d’une cinquantaine d’années, devant marcher avec une canne depuis qu’elle est devenue malvoyante après une des agressions dont elle a été victime. Nous respecterons son anonymat selon ses volontés. Elle dénonce, entre autres choses, avoir été victime de Kazuhito KOSAKA, aujourd’hui connu dans le monde entier sous un nom de scène que nous tairons à la demande de notre direction. Elle l’a rencontré au début des années 1990, il n’était alors qu’un jeune homme d’environ 17 ans, et elle était plus âgée que lui. L’âge a été d’ailleurs un problème pour porter plainte la première fois. Elle nous explique qu’il s’était imposé dans sa vie. A l’époque elle faisait partie d’un groupe de danse et il voulait d’elle des connexions pour devenir DJ, il parviendra à ses fins plusieurs années plus tard. Cette dame clame avoir été progressivement dans le temps victime de blessures physiques, au point qu’aujourd’hui elle est malvoyante, mais aussi victime d’agressions sexuelles de ce même homme. Si elle a tenté un temps de porter plainte, et ce qui lui a toujours été refusé, ce qu’elle décrit de son agresseur semble surtout correspondre au profil du pervers narcissique. Lorsque nous nous rencontrons pour écouter son récit, c’est non sans larmes qu’elle nous raconte être impuissante, incapable d’obtenir justice puisqu’il y a désormais prescription, seules ses accusations sur les réseaux sociaux lui permettant de ne pas abandonner. Elle poursuit son récit en racontant avoir croisé une dernière fois sa route par hasard lors d’un évènement en 2012-2013. C’est ce soir-là qu’elle sera victime d’une dernière agression physique, « taquinée de manière violente » par Kazuhito KOSAKA nous dit-elle. Elle se fait « tirer par les cheveux avant d’être bousculée ». Conséquence, « ma tête cogne le sol au point d’être sonnée », ce qui lui vaut aujourd’hui d’être malvoyante.  Il y avait des témoins de l’agression ce soir-là alors elle en veut également à ces derniers de n’avoir jamais témoigné en sa faveur en disant aux autorités ce qui s’était passé. Ce harcèlement à long terme et ces agressions, c’est un sujet qu’elle n’a jamais abordé avec sa famille parce que « ça ne se dit pas ». Elle porte ce fardeau seule et souhaite juste ne plus avoir à le voir encensé par ses fans ni à le subir dans les médias et le voir se retirer de l’industrie du divertissement. Ce sentiment d’agression par sa forte présence médiatique est d’autant plus renforcé car il lui aurait souvent dit par le passé « de se suicider ». Et elle en est certaine, elle n’est pas la seule victime mais jusqu’à maintenant, personne ne s’est fait entendre. Un autre point a été surprenant, c’est qu’avant que nous ne nous rencontrions, cette femme ne connaissait guère les différents mouvements qui ont émergé après le témoignage de Shiori ITO. D’ailleurs, notre anonyme a, par le passé, tenté de trouver du soutien auprès de certaines associations, sans succès. Il est vrai qu’en lisant le livre de la journaliste, on comprend que les structures supposées aider les victimes de violence sexuelle ne semblent pas préparés à les accueillir ni à les conseiller de façon adaptée.

Une pédagogie à tous les niveaux pour un changement durable

Monica FUKUHARA, 27 ans, est la co-fondatrice du We Too Japan. Nous nous entretenons avec elle par téléphone et elle nous décrit les motivations de son engagement par l’absence de soutien pour Shiori ITO et cette absence de véritables structures. Elle reconnaît qu’il est nécessaire que la législation change encore au Japon pour qu’il y ait une évolution significative. Mais ce n’est pas la seule chose qui doit changer. Afin que les mentalités évoluent, « il doit y avoir une pédagogie à tous les niveaux ». Malheureusement, ces femmes n’ont aucun soutien politique sans lequel il est difficile de voir une modification dans la société japonaise. La femme anonyme a de son côté « essayé de contacter des personnalités politiques [sur les réseaux sociaux], mais bloquée, [elle] ne peut plus leur envoyer de messages. ». Peu après la diffusion du reportage de la BBC sur Shiori ITO, « Japan’s Secret Shame », la controversée députée affiliée au Parti Libéral Démocrate, Mio SUGITA, avait déclaré que si la journaliste avait été violée, c’était par sa faute. Malgré le changement du Me Too en We Too, ou l’apparition du With You, et désormais Open The Black Box, n’allez pas croire qu’il s’agit de transformation ou d’évolution ! La co-fondatrice de We Too Japan insiste qu’il s’agit d’une adaptation pour la société japonaise. Et si le but et la démarche du l’organisation n’étaient pas très clairs jusqu’ici, cela devrait être bientôt rectifié. Monica FUKUHARA explique que différents organismes se réunissent en ce moment pour définir un projet commun, créer un lieu pour réunir les victimes, et surtout « atteindre l’entourage des victimes » pour plus d’efficacité. Et pour ce faire, l’organisation pourrait bien faire appel à des étrangers, désirant l’aide de professionnels et d’experts sur le sujet. La prise de conscience mondiale des agressions sexuelles faites aux femmes a néanmoins permis à des Japonaises de se faire entendre. Ryûichi HIROKAWA, photojournaliste de renommée mondiale a reconnu les faits de harcèlement sexuel et d’agressions sexuelles qui lui étaient reprochés, ce qui résulte en conséquence à l’arrêt du magazine Days Japan ! L’ultime numéro du magazine (mars/avril 2019) est d’ailleurs intégralement consacré au Me Too japonais. Notre témoin anonyme a commencé à dénoncer son agresseur sur les réseaux sociaux grâce à l’émergence du #MeToo. Elle affirme ainsi qu’il y a de plus en plus de récits dans la presse, « avant, c’était vraiment inconcevable mais il y a plus d’actions aujourd’hui. Par rapport à mon époque, il y a un peu de progrès ». Shiori ITO constate aussi un signe d’amélioration dans le sens où, si en 2017, elle recevait des critiques et des insultes de la part de ses compatriotes, elle reçoit aujourd’hui quelques soutiens lorsque les gens la reconnaissent dans la rue lorsqu’elle revient au Japon. Le témoignage de KaoRi est un autre exemple de ce qu’a permis le #MeToo. Ancienne muse du photographe de renommé internationale Nobuyoshi ARAKI, elle avait aussi dénoncé le mépris du photographe à son égard, comme si son rôle n’avait aucune importance dans l’art du photographe. Elle n’a jamais pu faire valoir ses droits et si elle a désormais quitté le Japon pour commencer une nouvelle vie, KaoRi considère que « cela ne fait peut-être pas de vague mais beaucoup de femmes au Japon tentent de faire changer les choses ou s’impliquent dans ces mouvements ». Quoiqu’il en soit, ces différents récits que nous découvrons ou qui ont été publiés sont révélateurs de la condition des femmes japonaises. Si les femmes journalistes sont les premières à briser le tabou du harcèlement et des agressions sexuels, les témoignages de KaoRi, de notre femme anonyme ou encore la médiatisation de l’agression de Maho YAMAGUCHI et la gestion de celle-ci par son management semblent bien montrer que les langues se délient peu à peu. Les femmes ne souhaitent plus endurer une quelconque forme de discrimination dû à leur genre. Car finalement, les violences sexuelles faites aux femmes au Japon ne seraient que le sommet d’un iceberg.

Une condition féminine qui s’est détériorée ?

Au fil des rencontres et des entretiens, ce qui apparaît le plus c’est qu’en dépit des womenomics prônés par le Premier ministre japonais – ce qu’étonnamment un certain nombre de Japonais ignorent, la condition des femmes japonaises n’a guère évolué depuis plus d’un siècle. En atteste par exemple la loi sur les crimes sexuels qui n’a été modifiée qu’en 2017, après un siècle. Un paradoxe tandis que le Japon s’ouvre à l’Occident ! Bien que les femmes acquièrent progressivement le droit à être instruites, à voter et obtenir davantage d’égalité par rapport aux hommes, la société actuelle japonaise semble continuer à attendre de ses femmes qu’elles soient de parfaites ryôsai kenbo soit de parfaites épouses et mères. Il semble en fait que leur condition ait régressé dans le temps, bien avant l’ère Meiji. Car auparavant, l’histoire du Japon reconnaît des femmes d’influences comme des guerrières ou onna bugeisha, et même des impératrices régnantes. D’ailleurs, tous ceux qui montent sur le trône de chrysanthème ne descendent-ils pas de la déesse Amaterasu ? Mais d’après Inquiries Journal, site américain rassemblant des articles universitaires, l’apparition puis l’influence grandissante du bouddhisme dans le pays est désignée comme la cause d’un patriarcat qui s’impose progressivement. Avant l’arrivée du bouddhisme, Joyce LEBRA, docteure en Histoire du Japon, affirme dans cet article que nous pouvons supposer que les femmes auraient été comme égales aux hommes ! Puis, durant l’ère Meiji, la Diète promulgue en 1890 le shûkai oyobi seishahô, une loi interdisant les femmes d’être membre d’un parti politique ou de participer à des meetings politiques (abrogé en 1922) ! De nos jours, au regard des statistiques internationales sur les inégalités entre hommes et femmes, le Japon ne fait que chuter d’année en année dans le classement exception faite de 2018 où le pays a fait un peu mieux. Pire encore, il se pourrait qu’il y ait bien plus de femmes victimes non seulement de violences sexuelles, mais surtout de violences domestiques. Ces dernières semblent incapables de faire entendre leur voix et il serait bien difficile de les recenser, tant le sujet paraît, si cela est possible, encore plus tabou que celui du harcèlement sexuel et des agressions sexuelles. Selon la journaliste et fixeuse Makiko SEGAWA, elles seraient pourtant très nombreuses. Mais il serait bien difficile pour elles de porter plainte contre leur conjoint car la police leur indique qu’il s’agit « d’affaire familiale », sous-entendu que cela doit rester privé. Si la police japonaise rapporte plus de 9 000 cas de violence domestique en 2018, un chiffre constamment en augmentation depuis l’apparition de ces données quinze ans avant, il n’existe pas de statistiques précises tant le sujet semble rester trop tabou pour les femmes concernées.

Rassembler et se concerter avant d’agir

Mais alors, pourquoi dans un pays célébré à travers le monde pour son innovation, la situation des femmes et plus particulièrement des victimes de violences sexuelles met-elle tant de temps à changer ? Il semble que cela va de pair avec la mentalité de la société japonaise, et donc, que cela prendra le temps nécessaire à cet objectif, en atteste la mise en forme du We Too. KaoRi est certaine que « c’est seulement le début ». Autre exemple, un an après que le scandale FUKUDA ait éclaté, Yoshiko HAYASHI, journaliste et présidente du Women In Media Network Japan, nous affirme que le site internet du réseau de ces femmes journalistes va voir le jour prochainement. Si toutes les femmes rencontrées souhaitent bien évidemment qu’un jour justice leur soit rendue, elles sont aussi très conscientes que la situation n’évoluera pas du jour au lendemain. Toutes sont sûres que ce n’est que le commencement et que cela se fera en douceur et prendra du temps. Toutes ces femmes, mais aussi quelques hommes rencontrés durant la réalisation de ce reportage, ont également clairement exprimé que cela pourra aussi évoluer grâce à la médiatisation internationale. Car le regard des pays étrangers serait très important pour le Japon. Alors, non, nous n’assisterons pas à une révolution des femmes, si l’on s’en tient à la définition de ce terme. Au contraire, c’est à se demander si la multiplication de mouvements au cours de cette dernière année ne causerait-elle pas du tort à l’évolution de la condition des femmes japonaises ? Ce qui est sûr c’est que celles qui sont impliquées dans les différents organismes travaillent ensemble, à œuvrer pour qu’un jour, la situation change au Japon comme le démontrait la présence de Women In Media Network Japan aux côtés de We Too Japan et d’autres associations, ainsi que l’inclusion des différents hashtags lors de la réunion de lancement d’Open The Black Box. Notons alors que dans l’audience composé d’un public varié en âge se trouvaient, exception faite des journalistes couvrant le sujet, quelques hommes attentifs à la cause.

Nous assisterons donc peut-être dans quelques années à une émancipation réelle des femmes et au respect de leurs droits, mais la route est encore longue. Faut-il déjà qu’il y ait une évolution des mentalités. Il y a quelques mois, d’autres organismes s’étaient associés en lançant une pétition en ligne pour réclamer au ministre de la Justice de renforcer la loi sur les crimes sexuels, afin que les victimes soient davantage reconnues en tant que telles et que pour des viols, pourtant reconnus, soient punis sans qu’il y ait le besoin de prouver que la victime a cherché à se défendre. La pétition a été lancée il y a deux mois, avec un objectif de 50 000 signataires qui à ce jour a presque été atteint.

Visuel : ©2019 M.M.

 
 

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